La conversation retrouvée

Cette nuit, juste avant de sombrer dans l’inconscience et de laisser le sommeil profond m’envahir, j’ai repris une conversation ancienne, qui s’est tue il y a plus de deux ans maintenant.

img_20180622_022634.jpg

L’appartement a été vendu. Alors, qu’as-tu fait de mes affaires ? Où avez-vous rangé tous les papiers, les photos que j’ai récoltées avec patience, que j’ai classées et annotées pour les générations après moi? Tu en as pris soin, comme je t’ai demandé ?  J’espère au moins qu’elles ne prendront pas l’humidité. Surtout, n’oublie pas de les sortir de temps en temps et de penser à moi. Je sais que tu n’as pas besoin de ça, mais tu devrais le faire quand même, parce que j’y tiens: ce sont mes souvenirs.

Il y a cette photo de moi à 4 ans qui m’a toujours émue, j’étais déjà orpheline car j’ai perdu ma mère quand j’étais enfant. Mais j’ai une belle robe, j’ai les cheveux courts, et on voit dans mon regard déterminé qui défie le photographe que j’ai la volonté de vivre. Une volonté de fer. J’ai bien vécu d’ailleurs, c’est vrai. Moins que la Tante, et je n’ai pas atteint la centaine, mais 94 ans c’est honorable.

Le jour de mon enterrement, il y avait du monde. Il y en aurait eu encore davantage quelques années plus tôt, j’avais tellement d’amis. J’ai demandé le téléphone de Free, le gratuit, car j’appelais mes amis dans le monde entier: au Canada, aux Etats-Unis, même en Israël et en Pologne. C’est bien qu’on ait eu ce téléphone, et puis bien sûr j’appelais Thérèse tous les jours. La pauvre, vraiment elle a perdu la tête dernièrement. Elle aimait tellement raconter sa vie, elle allait dans les lycées expliquer la guerre, sa déportation, elle était au centre de l’attention, et maintenant elle oublie tout! « Saritchka, nic nie pamietam ! » – Saritchka, je ne me souviens plus de rien ! D’autres se souviennent pour elle.

Et elle m’appelait plusieurs fois dans la journée, parfois pour ne rien me dire du tout. Elle venait toujours à la maison après les fêtes pour manger la tête de la carpe farcie. Elle adorait le gefilte fish, et je l’ai toujours réussi. Tu as remarqué comme on cuisine bien pour ceux qu’on aime.

Le jour de mon enterrement, le ciel était si bleu dans l’air du printemps. Les arbres étaient comme caressés par le vent frais, et tout le monde était élégant. C’était « comme il faut ». La nature semblait forte et vivante, et tu avais froid. Je sais que tu te sentais seule et abandonnée. Mais ta mère et ton oncle se tenaient fiers malgré leur peine et vous avez tous bien parlé, même ce Rabbin séfarade puisque l’ashkénaze n’était pas disponible.

Mais je ne vais pas m’appesantir sur ma mort, c’est derrière moi maintenant ! Mon corps était si fatigué, mes membres étaient vieux et douloureux, j’étais lasse. Je voulais vivre encore, mais la vieillesse ce n’est pas la joie – starosc to nie radosc, je te l’ai souvent répété en gémissant, oi vavoi.

Que s’est-il passé ces dernières années ?  J’ai enfin eu des arrières-petits enfants, ils sont nés peu de temps après ma mort, je ne les ai pas connus. Peut-être fallait-il que l’ancienne génération quitte la scène pour que la nouvelle éclose.  J’entends que la maison familiale de Pont s’est emplie de bruits à nouveau, et que l’ancienne balançoire, rouillée, a été jetée. C’est bien de se débarrasser de ce qui encombre pour faire de la place pour la vie.

davTu es rentrée en France, et tu es repartie ! Qu’est-ce que tu es allée faire en Israël ? C’est moi que tu cherches ? Les vieux juifs ne me ramèneront pas à toi. C’est un pays dur et sec, tout le monde le dit. Le soleil brûle les êtres et assèche les cœurs. Mais la mer à Tel Aviv est si bleue, d’un bleu profond qui apaise. Parfois elle est tellement chaude l’été qu’on peut rentrer dans l’eau d’une seule fois, sans à-coup.

Et en Israël il y a la lumière. On sent l’énergie et la vie.

La première fois qu’on est venu en Israël en famille, c’était en 1969, 2 ans après la guerre des 6 jours. On est descendus en voiture en passant par l’Espagne et on a pris le bateau. C’était l’été il faisait tellement chaud, le voyage était épuisant mais on était heureux. Je me souviens du soleil sur nos têtes.  On a chanté pendant le voyage, on a joué aux cartes le soir. Et en arrivant à Haïfa, j’ai vu flotter le drapeau d’Israël, le pays était encore jeune. J’ai frissonné et j’ai dit à Icek que c’était extraordinaire d’être là avec nos deux enfants, après tout ce qu’on avait subi. Tous les deux on a pleuré, c’était un moment terrible. En sortant du bateau, les passagers étaient fous de joie, ils tombaient dans les bras de leurs proches, des familles. Il y en a qui embrassaient la terre, qui se couchaient sur le sol.  J’ai pensé à mon père qui n’aurait jamais imaginé qu’existe un état juif, pour nous les juifs.

En parlant de juifs, tu as rencontré quelqu’un ? Ca n’a pas marché, encore ? Ta mère non plus n’avait pas de chance. J’ai souffert, j’ai souffert ! Bon ça viendra, tu vas rencontrer ton mazal, et tu feras des enfants.  Tu as appris l’hébreu ? Moi aussi j’ai essayé, mais je n’ai pas réussi. Et tous mes amis en Israël parlaient Yiddish alors je n’ai pas eu besoin.

N’oublie pas que le travail ce n’est pas l’essentiel, il faut fonder une famille, ne me réponds pas que les temps ont changé. Aimer et être aimée, c’est très important. Tout est différent quand on est amoureux, tu as remarqué ? La vie est plus légère, la joie naît plus facilement dans le cœur.

Mais va, je ne suis pas inquiète. Tu vis toutes ces choses que je n’avais pas imaginées pour toi, et tu vas trouver ta voie.

Tu devrais dormir maintenant, Tatiana. Tanichka.

Et c’est comme si je l’entendais encore, et que je sentais sa main rêche pleine de douceur dans la mienne, et sa présence, quelque part.

 

 

7 réflexions sur “La conversation retrouvée

Laisser un commentaire